Je me sens particulièrement touché et honoré de recevoir le prix Laïcité République pour mes ouvrages de neuroscience. Merci spécialement pour l’initiative prise par le jury d’élargir le débat sur la laïcité au monde du cerveau alors que le débat est encore trop souvent entre les mains des philosophes, des sociologues ou des politiques. Pourquoi pas ?
Le cerveau humain est un système d’une redoutable complexité, un réseau d’une centaine de milliards de neurones et de millions de milliards de connexions synaptiques. Et de ce fait, comme l’écrivait déjà Spinoza « Les Hommes jugent des choses suivant la disposition de leur cerveau », et j’ajouterai de leur cerveau « en société ».
Le cerveau de l’Homo sapiens est conscient, rationnel et social. Il fonctionne - à la différence de nos ordinateurs – sur un mode projectif, s’interrogeant constamment sur l’avenir proche et lointain. Il est néanmoins une machine chimique exclusivement composée d’atomes et de molécules capable de produire toutes les représentations que nous avons du monde, les croyances comme les faits de science.
Le cerveau humain est issu de l’évolution darwinienne des êtres vivants et plus spécifiquement de la lignée des ancêtres de l’Homme, du singe à Homo sapiens. Un de ses traits les plus remarquables est la durée de son développement qui, en quelque sorte, prend le relais de l’évolution génétique mais ici de manière épi-génétique. Le cerveau de l’Homo sapiens met 15 ans – au moins - pour devenir adulte. Son poids augmente 5 fois après la naissance et plus d’un million de milliards de synapses se forment après celle-ci... A chaque seconde se créent de l’ordre d’un million de synapses. Cette construction endogène se réalise en constante interaction avec l‘environnement physique, social et culturel qui y sélectionne des traces neuronales indélébiles que j’ai appelé « circuits culturels ». Pendant ces périodes critiques, le bébé, le jeune enfant puis l‘adolescent « internalisent » dans leur cerveau – comme l’écrivait Vygotskty – l’environnement social : langage parlé puis écrit, système symboliques propres à l’environnement culturel, règles de conduites, de la vie familiale et en société…
Le cerveau de l’enfant est parfaitement laque à la naissance. Il signe notre appartenance à une espèce commune. Il possède les dispositions universelles propres à l’Homo sapiens.
Au cours des années qui suivent il s’imprègne d’une culture particulière qui définit une autre appartenance celle à un groupe familial et social, à un lieu géographique particulier, la terre d’origine, à une histoire collective et individuelle, liés aux événements personnels vécus, de la naissance et du développement ultérieur. Les dispositions initiales se spécialisent et se diversifient au gré de circonstances souvent imprévues et leurs manifestations relèvent de ce que l’on peut appeler un relativisme général.
Un moment important de l’histoire culturelle de l’Humanité est que, au sein de cette diversité, se développe une culture très particulière qui se singularisera par son retour à l’universalisme : la culture scientifique. Selon Jean-Pierre Vernant, la rationalité scientifique est née sous la Grèce antique avec l’Agora. Elle demande l’acceptation par le citoyen de la coexistence d’opinions diverses voir opposées, le débat critique, la recherche commune de la solution la plus adéquate et la plus universelle, au-delà de la diversité des croyances et des points de vue. Les solutions découvertes sont sans relâche remises en cause. La science est recherche de vérités (au pluriel) et n’énonce pas une Vérité théologique… et ceux qui se sont engagés dans cette discipline, comme les autres, doivent s’en souvenir !
Aux origines de l’Humanité, Homo sapiens possède un cerveau semblable au notre et s’interroge sur ce qu’il est, sur sa propre nature, ses origines et son avenir. Ne possédant pas la culture que nous avons acquise au fil des siècles, il ne pouvait imaginer des réponses objectives à ces questions fondamentales, depuis l’origine de notre univers aux raisons de notre mort. Il a donc inventé - pour calmer ces inquiétudes liées à son ignorance - des systèmes de croyances irrationnelles, des mythologies fantaisistes, des idéologies parfois dangereuses…
La science est là pour apporter, pas à pas, des réponses à ces questions essentielles dans un processus qui progresse en permanence... Elle devrait nous permettre de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, le climat, l’alimentation, la démographie, que sais-je ? Mais aussi et surtout de mieux définir les conditions de vie de tous les humains sur notre planète, – quels qu’ils soient- et que tous puissent accéder à cette « vie bonne » comme le demande Paul Ricoeur « avec et pour les autres dans des institutions justes »
La science nous met en face de nos responsabilités. Il nous faut faire en sorte que ce savoir scientifique puisse bénéficier à l’humanité dans son ensemble et non pas contribuer à l’effondrement de son environnement, à la satisfaction de sa rage belliciste et à sa disparition ultime ….
Mes derniers mots porteront bien entendu sur le cerveau. Nous savons que son développement est particulièrement long chez les humains. L’environnement social et culturel joue une rôle critique dans cette évolution et tout spécialement l’éducation. Celle-ci intervient dans la construction du cerveau du futur citoyen. Et mon vœu le plus cher est que cette éducation lui permette de retrouver la laïcité pure de sa naissance dans la liberté, l’égalité et la fraternité entre tous les humains.
Comme le disait Martin Luther King, « j’ai fait un rêve »… que tous les enfant du monde puissent recevoir une éducation laïque et que cela soit inscrit définitivement dans la Déclaration Universelle des Droits Humains.
Merci à toutes et à tous."