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Religion, Culture, Etat

Analogie entre le champ religieux et le champ culturel

 

Acrotere de tombeau Vaison-la-Romaine petit.jpgJe vais prendre rapidement le paradigme de la constitution du capital religieux, parce que je pense que c’est le paradigme de toutes les formes de dépossession. Ce n’est pas par hasard si on dit « profanes » pour parler des non-clercs. On voit bien dans ce cas-là que c’est la constitution de l’Église qui engendre le profane. (…) Quand Weber décrit la construction du corps des clercs, il voit bien qu’elle s’accompagne de la dépossession religieuse des laïcs : autrement dit, c’est le clerc qui constitue le laïc. On ne peut pas devenir, selon le mot de Weber, un « virtuose religieux » sans constituer les autres comme profanes et nuls en religion.
L’opposition religion/magie que Durkheim évoque sans voir ce que je suis en train de dire, c’est l’opposition masculin/féminin, dominant/dominé.

Par exemple, quand il y a eu l’aggiornamento [ de la liturgie catholique] dans les années 1960, [les prêtres] n’abolissaient pas le rite, comme par exemple mettre un cierge ou prendre de l’eau à Lourdes dans la fontaine magique, mais ils le transfiguraient en demandant aux vulgaires laïcs constitués comme profanes de le spiritualiser.

L’analogie avec la culture va de soi. Je voulais faire un papier comparant peinture populaire et religion populaire : on a exactement la même opposition, cultivé/inculte, clerc/profane, s’exprimant exactement dans les mêmes termes ; ce n’est pas par hasard si l’aggiornamento s’est accompagné d’un nettoiement des églises conformes aux canons esthétiques des clercs. L’institution de l’Église, de la religion légitime avec, de la part des clercs, un travail de codification, d’épuration, de rationalisation, redouble la distance entre le profane et les clercs _ les clercs détenant le monopole de la lecture des textes sacrés. (…)

Il faudrait transférer tout ceci du champ religieux au monopole culturel que [s’arroge] l’école.

L’école st au champ culturel ce que l’Église est au champ religieux, et donc, tout ce que j’ai dit peut se transférer facilement. L’institution scolaire d’État est détentrice du monopole de l’éducation légitime, c’est-à-dire de la transmission de la culture légitime, ou plutôt de la constitution de la culture comme légitime par la transmission de ce corpus selon les modes légitimes (les classiques sont les auteurs légitimes de la culture) avec la sanction légitime de l’acquisition de ce corpus par l’examen.

L’école, qui est la forme la plus avancée du monopole dans le domaine culturel, a aussi un envers de dépossession : le système scolaire produit l’inculte, le dépossédé culturel.

C’est une chose que les gens d’école n’aiment pas entendre, moi le premier, mais c’est comme ça.

Il faut expliquer pourquoi il en est ainsi.

Du fait de l’accès inégal au système scolaire théoriquement chargé d’inculquer universellement la culture qui se prétend universelle, l’universalisation des exigences culturelles _ ce qu’on est en droit de demander en matière de culture _ ne s’accompagne pas de l’universalisation de l’accès aux moyens de satisfaire à ces exigences universelles.

Il y a un décalage entre la distribution universelle des exigences culturelles et la distribution très particulière des moyens de satisfaire à ces exigences. C’est ce décalage qui fait que l’intégration, dans le cas de l’école, est inséparable de la domination.

Je vais encore évoquer l’essayiste qui tombe à bras raccourcis sur mes analyses de l’école sans rien comprendre. Il existe des hiérarchies des légitimités culturelles, [..] un ordre social objectif qui fait que celui qui cite Dalida à l’examen a 0 et celui qui cite Bach a 18 : c’est un fait sur lequel je n’ai pas à prendre parti.

Les gens confondent cette proposition que Weber appelait « proposition inspirée par la référence aux valeurs » avec un « jugement de valeur ».

Il y a, dans la réalité, des valeurs auxquelles le sociologue se réfère et [qu’il] enregistre : ne pas connaître et reconnaître cette hiérarchie des valeurs rendrait la réalité absurde.

Confondant la référence aux valeurs avec les jugements de valeur, on attribue au sociologue des jugements de valeurs, alors qu’il n’opère que par référence aux valeurs [ qui existent dans la réalité].

Ceux qui le font sont des gens particulièrement pris dans les luttes pour la légitimité : ce sont souvent « les pauvres blancs de la culture » _ c’est comme cela que je les appelle un peu méchamment parce qu’il faut aussi se défendre contre ceux qui font de la surenchère en orthodoxie culturelle et qui supportent le plus mal l’objectivation des hiérarchies culturelles. Les artistes d’avant-garde, eux, supportent très bien l’objectivation sociologique ; et souvent, pour le malheur des sociologues, ils s’en servent pour faire des coups artistiques…

Le processus de constitution de l’universel s’accompagne d’un processus de monopolisation de l’universel, et, du même coup d’un processus de dépossession de l’universel, qu’on est en droit de décrire comme une sorte de mutilation.

Si le sociologue de la culture a une dimension critique, si elle peut sembler très violente, c’est parce qu’elle fait apparaître, à des gens qui se veulent humanistes, qu’une partie des humains sont dépossédés de leur humanité au nom de la culture.

S’il est vrai que la culture est universelle, il n’est pas normal que tout le monde n’ait pas accès à l’universel, qu’on n’universalise pas les conditions d’accès à l’universel.

Au lieu de dire : « Bourdieu dit que Aznavour c’est aussi bien que Bartok », il faut dire : « Bourdieu dit que la culture, à prétention universelle, universellement reconnue comme universelle dans les limites d’un univers déterminé, est distribuée de telle façon que seule une partie des destinataires légitimes en terme de norme éthique (égalitarisme) a réellement accès à cet universel : une partie très importante de l’humanité est dépossédée des conquêtes les plus universelles de l’humanité ». C’est un constat et c’est normal de le faire.

Si je prenais une position normative, je dirais : « Soyez conséquent et ne dites pas que Bourdieu veut tout relativiser, que le calcul intégral, ce n’est pas mieux que la table de multiplication ; dites que Bourdieu affirme que si l’on veut prendre au sérieux les analyses qui constatent ces distributions, il faut travailler politiquement à universaliser les conditions d’accès à l’universel. »

Même les problèmes reconnus comme politiques peuvent être posés de manière rationnelle, même si ça ne contribue en rien à faire avancer la solution…

Ce que j’ai voulu dire aujourd’hui, c’est que l’analyse historique du développement de l’État fait apparaître cette sorte d’ambiguïté fondamentale : à la fois négation du particularisme, du régionalisme (transcendance de tout ce qui peut y avoir d’étroit, de mesquin, d’étriqué) et, dans le même mouvement, construction, à travers l’unification, des monopoles.

Ni Weber, ni Élias ne pose la question du monopole du monopole étatique, qu’il faut poser parce qu’il {est posé dans la ] réalité même : si l’État a le monopole de la violence légitime, qui a le monopole de ce monopole ?

S’il est vrai que le processus d’étatisation est un processus d’universalisation, la concentration va de pair avec une monopolisation par une certaine catégorie, ceux que j’appelle la noblesse d’État. Ceux qui sont en position de s’approprier de manière privilégiée les monopoles associés à l’existence de l’État ont, sinon le monopole, au moins un pouvoir de préemption sur le monopole étatique.

L’État produit un nationalisme dominant, le nationalisme de ceux qui ont intérêt à l’État ; il peut être discret, de bonne compagnie, ne pas s’affirmer de façon outrancière.

L’État produit chez ceux qui sont victimes de la deuxième face du processus, chez ceux qui sont dépossédés par la construction de l’État-nation, des nationalismes induits, réactionnels : ceux qui avaient une langue et n’ont plus qu’un accent stigmatisé (comme les Occitans). Beaucoup de ces nations se construisent sur l’inversion du stigmate. Ces nationalismes induits, réactionnels, m’inspirent des sentiments ambigus. Évidemment, ils sont tout-à fait légitimes dans la mesure où ils essaient de convertir les stigmates en emblèmes.

Par exemple, vous pouvez vous dire que le serveur basque qui vous sert une bière à Saint-Jean-de-Luz en français parle bien le français pour un Basque, ou penser qu’il parle le français avec un accent dégueulasse…

C’est un changement considérable. Mais en même temps, qu’en faire ? Faut-il être basque ? L’ambiguïté de s deux nationalismes est inhérente au processus de construction de l’État.

Ce processus que nous sommes obligés d’enregistrer comme inévitable il est associé à tous les exemples d’État connus est-il vraiment universel ?

Ne peut-on imaginer, en vertu du droit à l’utopie contrôlée, fondée sur l’étude des cas réalisés, des voies vers l’universel qui ne s’accompagnent pas d’une monopolisation ?

Cette question a été posée par les philosophes du XVIII° siècle de manière à la fois raffinée et naïve. Je vous offre, pour la fin, un très beau texte de Spinoza, en remerciement, comme disait Lacan, de votre assistance aux deux sens du terme :

"Par conséquent, un État qui, pour assurer son salut, s’en remettrait à la bonne foi de quelque individu que ce soit, et dont les affaires ne pourraient être convenablement gérées que par des administrateurs de bonne foi, reposerait sur une base bien précaire.

Veut-on qu’il soit stable ?

Les rouages publics devront être alors agencés de la façon que voici : à supposer indifféremment que les hommes chargés de les faire fonctionner se laissent guider par la raison ou par les sentiments, la tentation de manquer de conscience ou d’agir mal ne doit pas s’offrir à eux. Car, pour réaliser la sécurité de l’État, le motif dont sont inspirés les administrateurs n’importe pas, pourvu qu’ils administrent bien. Tandis que la liberté, une force intérieure, constitue la valeur (virtus) d’un particulier, un État ne connaît d’autre valeur que sa sécurité."

Pierre Bourdieu (Extrait de son dernier cours au Collège de France, 1990-1991)

 

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