Parmi les personnalités politiques et littéraires qui jalonnèrent mon parcours, il y eut Daniel Guérin. Issu d'une famille bourgeoise, cet intellectuel est né il y a maintenant cent-quinze ans, quelques mois avant la fin de la catastrophique première guerre mondiale.
Aucune raison apparente ne me destinait à me préoccuper particulièrement de lui, si ce n'est son parcours assez atypique. Il lui permit de fréquenter tour à tour de nombreuses et fortes personnalités, comme Léon Trotski ou Marceau-Pivert et des militants appartenant aussi bien à la SFIO qu'au Parti communiste, ou des syndicalistes révolutionnaires et des acteurs de la révolution algérienne. Toute sa vie et à l'occasion des nombreux ouvrages dont il fut l'auteur, Daniel Guérin combattit le stalinisme, le fascisme, le colonialisme. Il milita pour l'émancipation des noirs américains et, bien sûr, en faveur de la liberté sexuelle dont l'homosexualité qu'il pratiqua toute sa vie durant. Cela lui donna l'occasion, très courageuse, de la revendiquer dès le milieu des années 1960, ce qui n'était déjà encore moins évident pour l'époque. Il participa à la création du Front homosexuel d'action révolutionnaire. Dans son ouvrage "Homosexualité et révolution" (1983) il dresse ce portrait de lui-même : "...ma venue aux idées révolutionnaires avait été, pour une part plus ou moins large, le produit de mon homosexualité, qui avait fait de moi, de très bonne heure, un affranchi, un asocial, un révolté"(1).Son itinéraire politique reste profondément marqué par le marxisme. Cela ne l'empêcha pas de s'en éloigner progressivement pour focaliser à nouveau son attention en direction des théories anarchistes. Ce changement d'attitude lui a fourni l'occasion de participer à la constitution de différentes petites structures, comme le Mouvement communiste libertaire, l'Organisation communiste libertaire et, pour lui, à sa dernière organisation connue : l'Union des travailleurs communistes libertaires.
Ce cheminement de rupture permit à l'écrivain de consacrer plusieurs ouvrages sur cette thématique, notamment par une conséquente anthologie "Ni dieu ni maître". Un autre ouvrage sur ce sujet important reste son plaidoyer "Pour un marxisme libertaire". L'orientation prise ici nous semble on ne peut plus discutable. A la fin de son premier chapitre intitulé « Frères jumeaux, frères ennemis », il conclut par ces mots : "En prenant un bain d'anarchisme, le marxisme d'aujourd'hui peut sortir nettoyé de ses pustules et régénéré". A sa façon, Guérin pose clairement les conditions du mariage entre les deux écoles de pensée différente. Or, si de nombreux angles de la lutte révolutionnaire peuvent offrir l'idée d'un recoupement entre elles, nous récusons formellement cette association du matérialisme historique marxiste avec la démarche conceptuelle de l'anarchisme. Dans les deux cas, la place de l'individu n'est pas du tout la même. Théoriquement et pratiquement, beaucoup de points les séparent. Tenter de les associer relève, à nos yeux, d'un jeu intellectuel certes intéressant - même troublant - mais profondément absurde et inexact. Au regard des divergences cela nous semble véritablement incompatible.
Daniel Guérin restera un cas d'école particulier dans cet univers fortement influencé par une intelligentsia marxiste omnipotente qui perdurera sur une longue période du XXe siècle. L'ensemble de ses œuvres restent donc intéressantes ...et à découvrir.
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(1) A ce propos, je dois vous confier une anecdote amusante. A l'occasion de mes activités, je fus chargé de le rencontrer. Rendez-vous fut pris. Me rendant en visite dans son appartement parisien, je fus quelque peu surpris de voir Guérin m'accueillir en robe de chambre sur le pas de sa porte. Il m'invita à rentrer. Etonné par tant d'égards et minauderies, je pris le prétexte d'un emploi du temps chargé pour m'esquiver rapidement de cet entretien. Rencontre étrange que j'étais loin de m'imaginer et, en bon hétéro convaincu, je sortis soulagé de cette entrevue.