L'un de ses fidèles adeptes, Victor Considérant, en fit une description pleine d'emphases : "Contemplons le panorama qui se développe sous nos yeux. Un splendide palais s’élève du sein des jardins, des parterres et des pelouses ombragées, comme une île marmoréenne baignant dans un océan de verdure. C’est le séjour royal d’une population régénérée. Devant le Palais s’étend un vaste carrousel. C’est la cour d’honneur, le champ de rassemblement des légions industrielles, le point de départ et d’arrivée des cohortes actives, la place des parades, des grandes hymnes collectives, des revues et des manœuvres. La route magistrale qui sillonne la campagne de ses quadruples rangées d’arbres somptueux, bordées de massifs d’arbustes et de fleurs, arrive, en longeant les deux ailes avancées du Phalanstère, sur la cour d’honneur, qu’elle sépare des bâtiments industriels et des constructions rurales, développées du côté des grandes cultures. Au premier rang de la ville industrielle, une ligne de fabriques, de grands ateliers, de magasins, de greniers de réserve, dresse ses murs en face du Phalanstère" (1846).
Charles Fourier s'était fixé comme objectif de classer l'humanité en pas moins de 810 catégories d'individus. Il en découlait une organisation de phalange comprenant 1620 membres (mixité oblige sans doute !). De toute évidence, son système semble assez fumeux...
Malheureusement, de son vivant aucune réalisation phalanstérienne ne verra le jour. La première fut tentée trois ans après sa disparition (1833), à Condé-sur-Vesgres (Yvelines) et ne dura que quelques mois. Seuls le Familistère et la manufacture de Godin (1861) seront des exemples plus ou moins achevés. Ils comportèrent quelques idées novatrices et intéressantes comme celle, par exemple, de la création d'une crèche. Compte-tenu des conditions ouvrières de l'époque c'est pas mal du tout !
Marx et Proudhon firent des critiques sévères à l'égard de cette idéologie, en particulier vis-à-vis de l'un de ses supporters : Victor Considérant (in P.-J. Proudhon : De la création de l'ordre dans l'humanité). Plus récemment, et sur un registre différent, Michel Ragon décortiqua la tentative urbaine de Charles Fourier. Il conclura ainsi : "Il n'est de pires tyrans que les philanthropes" (in L'homme et les villes).
Après Tomas More et tant d'autres utopistes, Fourier eut le mérite incontestable d'imaginer la possibilité de construction d''un monde nouveau. En cela, malgré tout ce qui a pu être dit sur le personnage et son côté chimérique, son œuvre aura été et restera porteuse d'espoir pour l'humanité.
2019-06-07 Norbert Truquin, un ”marquis de Haute Misère”
En ce jour, je tiens à honorer un homme quasi inconnu à bon nombre d'entre-nous. Il reste oublié et occulté par l'envahissant mouvement littéraire bourgeois.Cet homme naquit il y a fort longtemps, un 7 juin 1833 dans un village picard : Rozières-en-Santerre. Sur Wikipedia, l'historiographe du coin ignore complètement notre personnage. Tout juste est-il rappeler à l'occasion des événements de 1848 de l'existence de quelques "partisans". De même, que l'on ignore la date de son décès qui eut lieu à Independencia, au Paraguay, où il se retira à partir du mois d'avril 1887.
Autodidacte, ce "Marquis de Haute Misère" [sobriquet moqueur qui lui fut donné par des enfants lyonnais] fit la révolution de 1848 et prendra part aux événements de 1870 et 1871. Il connaîtra la prison, s'embarquera pour l'Algérie, un pays en pleine colonisation et dans lequel il dénoncera la vie paysanne menée « à coup de sabre et d’eau bénite » sous l'action peu glorieuse de l'administration coloniale. Au cours de ses pérégrinations, Truquin exerça d'innombrables métiers : peigneur de laine, vagabond, domestique, puisatier, terrassier, tisseur, agriculteur. Sa constante pauvreté – mais pas seulement - l'oblige à entreprendre différents séjours migratoires tant en France, qu'en Argentine pour, enfin, se fixer définitivement au Paraguay, un pays où se déroulaient des expériences socialistes communautaires. C'est là-bas que l'on perdra sa trace.
Dans son livre Mémoires d'un prolétaire Truquin décrit la vie miséreuse des canuts lyonnais où il travailla trois années, dès l'âge de 7 ans "de quatre heures du matin à dix heures du soir". Cette situation misérable sera son lot quotidien qui perdura toute sa vie durant.
Hormis cet ouvrage autobiographique ci-dessus mentionné, pratiquement rien nous est connu sur cet écrivain prolétarien. Remercions Michel Ragon (in Histoire de la littérature prolétarienne en langue française) pour les quelques bribes d'informations qu'il nous a fournies. Elles entr'ouvrent le voile sur cet auteur particulièrement touchant et à la plume alerte.
Signalons également le travail remarquable entrepris par l'Association pour la Promotion de la Littérature Ouvrière (APLO) en faveur de ce courant de littérature complètement délaissé.
Mémoires d'un prolétaire. Extraits
« L’Amérique du Nord suit les mêmes errements que l’Europe. En Angleterre, les manieurs d’argent ont accaparé successivement toutes les petites propriétés ; les cultivateurs qui vivaient paisiblement du produit de leurs champs et de leurs vaches, ont été refoulés dans les villes et réduits à la plus grande misère. Plus le machinisme se perfectionnera, plus il sera facile à quelques habiles de tenir les masses sous leur joug. Que les ouvriers de la ville et de la campagne ouvrent les yeux ainsi que les petits bourgeois et les petits propriétaires ! Leurs descendants seront fatalement acculés au prolétariat. Toutes les nations s’organisent industriellement ; tous les États cherchent à se suffire à eux-mêmes. […]
Il appartient aux hommes de cœur de prévenir la catastrophe, qui est inévitable. Si les hommes le voulaient, ils seraient tous heureux. Mes voyages m’ont appris qu’il n’y a peut-être pas un dixième de la surface de la terre qui soit cultivé, et encore la culture est-elle loin d’être arrivée à la perfection. C’est donc un crime social que quelqu’un puisse souffrir de la faim. […]
Il est urgent que tous ceux qui travaillent et souffrent des vices de l’organisation sociale ne comptent que sur eux-mêmes pour se tirer d’affaire et se créer un présent et un avenir meilleurs par la solidarité. Il importe donc que chacun d’entre eux apporte sa pierre à l’édifice commun, en publiant ses notes, ses cahiers, ses mémoires, en un mot tous les documents qui peuvent contribuer à détruire les iniquités. du vieux monde et à hâter l’avènement de la révolution sociale. »